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TOY STORY : DERNIER CHAPITRE

Georges Dumas


Que deviennent les jouets lorsque les enfants ne jouent plus avec ? Disney et Pixar en ont proposé plusieurs histoires, dans lesquelles poupées et figurines perdaient un œil ou un bras, voyaient leur batterie tomber à plat ou un circuit imprimé partir en sucette, leurs vêtements se déchirer ou leurs accessoires s’abîmer. Malgré ces avanies et ces mésaventures, grosso modo, tout se terminait bien, les jouets étaient transmis de génération en génération, et si certains étaient mis de côté, la plupart étaient rangés précieusement pour pouvoir servir lors d’un épisode ultérieur de la saga.
Rien de tel avec les Broken Toys de Loïc Jugue. On quitte le monde de l’enfance et de l’animation pour celui des vrais jouets, et cette fois, on n’est pas là pour rigoler, même si l’humour n’est pas absent dans le travail de cet artiste qui est d’abord et avant tout cinéaste. C’est d’ailleurs par des vidéos que le projet entropique des Broken Toys a commencé, avant d’évoluer vers la réalisation de sculptures et de photographies.
Les jouets cassés dont il est question ici ne le sont pas à cause de la seule usure naturelle du temps : ils le sont à dessein, subissant des sévices et une maltraitance dont il est rare qu’elle survienne spontanément en temps de paix. Brûlés au chalumeau, découpés à la scie circulaire, troués à la perceuse, cloués de part en part, démembrés par arrachement ou à la tronçonneuse, démantibulés pour être parfois réassemblés telles de monstrueuses chimères, accouplés entre eux selon des poses équivoques, mis en scène dans des situations suscitant le malaise : voilà le genre de jouets que Loïc Jugue propose au regard du spectateur, loin du monde de l’enfance et du simple passage des années.
Faut-il y voir pour autant une continuité avec les expériences du Dr Mengele ou avec les horreurs filmées d’Eli Roth ? C’est plus qu’improbable, surtout lorsqu’on connaît Loïc Jugue qui est d’un tempérament aussi calme que pacifique. Si les Broken Toys suscitent des réactions parfois assez violentes, cela ne procède pas d’une volonté qu’aurait l’artiste de choquer mais tout simplement du malaise que la destruction, le délabrement, la vieillesse, la brutalité provoquent chez la plupart des gens. C’est d’autant plus vrai que l’application de ces phénomènes à des objets évoquant l’esprit ludique et innocent de l’enfance souligne le côté scandaleux de l’entropie qui affecte le monde en général : on aimerait qu’au moins quelque chose soit épargné dans cette malédiction universelle. Mais justement non : les jouets sont un miroir miniature qui annonce la catastrophe, qui en offre une vision réduite et à peine atténuée, et ce d’autant plus que certains d’entre eux n’ont, à y bien réfléchir, pas grand-chose d’enfantin, qu’on songe à la sexualisation poussée des Barbie et des Ken par exemple.
Dès lors, on peut voir les Broken Toys comme autant de petites chroniques de la folie ordinaire, de petites histoires de la violence omniprésente dans notre société contemporaine, avec une mise en scène qui est aussi une mise à distance, afin de rester malgré tout dans la suggestion là où un voyeurisme trash aurait été facile. Écho lointain du péché originel et du paradis perdu, les jouets brisés de Loïc Jugue nous rappellent comme le fait n’importe quel film que le temps passe, qu’il s’écoule toujours dans le même sens et qu’il finit toujours pas tout corrompre.

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