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RITES DE PASSAGE

Georges Dumas

Le titre de cette chronique aurait très bien pu être : « Une femme disparaît », ou encore « Présence de l’absence ». Car, ce qui frappe dans l’univers de la photographe Edwige K., c’est l’évanescence, cette impression que rien n’est stable dans l’image, que tout est sur le point de se dissoudre. Le flou presque systématique dans les clichés n’est pas étranger à cette impression, dans le sens où il impose un mouvement dématérialisant aux scènes représentées, même les plus immobiles : ce qui devrait être une nature morte ne parvient pas à l’être, même en l’absence de personnage il s’agit de nature mort-vivante du fait du bougé de l’objectif.
Edwige K. est une artiste que j’ai découverte il y a trois ans et qui m’a attrapé avec des pivoines jaunes. Je ne suis pas spécialement amateur de natures mortes et encore moins de fleurs, mais ces taches d’un jaune puissant, vibrant, m’ont happé à vingt mètres de distance et attiré irrésistiblement vers l’accrochage de cette femme au look détonnant par ailleurs, plus punk que flower power. Vues de près, ces pivoines évoquaient moins des natures mortes proprettes et joliment arrangées comme les tableaux flamands du XVIIe siècle que des scènes capturées dans un film. Malgré leur fixité, de petits détails rendaient ces pivoines narratives : leur nombre (un, deux, trois, zéro), leur disposition tantôt géométrique, tantôt aléatoire (naturelle), sur une table et non dans un vase, avec des traces de pollens et une chaise en arrière-plan, tout cela créait une atmosphère habitée, indiquait la présence hors champ d’un personnage pour qui ces fleurs avaient un sens particulier. Quelqu’un était là, ou avait été là l’instant d’avant, et ces pivoines étaient les traces de ce passage.
Une grande partie du travail d’Edwige K. fonctionne sur ce même principe de l’instant saisi presque à temps, juste trop tard, ou longtemps-après-mais-pas-assez pour effacer la présence devenue invisible. Certaines séries sont centrées sur un personnage (l’artiste elle-même) qui évolue dans un cadre fixe et dont la caméra enregistre les mouvements sans parvenir à les arrêter, d’autres séries sont dénuées de toute présence humaine et mettent en scène un objet, un accessoire qui seul est chargé de l’histoire et de l’évocation, d’autres encore mélangent les deux dispositifs et font interagir la femme fantomatique et le fétiche porteur de sens. Ce qui donne son unité et sa cohérence à la démarche de l’artiste, c’est le procédé qui la conduit à choisir un lieu où elle passe et y accomplit un rite d’immortalisation.
Un rite, un rituel, une cérémonie. Une prêtresse ou une servante qui devient la gardienne d’une citerne nocturne par exemple. Une amante qui investit tous les recoins d’une chambre d’hôtel, de la fenêtre à la salle de bains en passant par le lit, une amante qui marque son territoire par le seul geste d’y laisser traîner sa petite robe. Ce sont le moment particulier et le lieu précis qui transforment le banal en cérémonie, mais une fois la cérémonie accomplie et enregistrée dans son évanescence, l’artiste cherche un autre lieu et un autre moment de culte : rien ne demeure, tout est passage.

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