DE COUR À JARDIN
Jérôme Carron
La vue de ma fenêtre est une image arrêtée au temps, une photographie du réel. Elle montre des matières : du goudron, de la pierre, du verre, du zinc, quelques volets jaunis et l’absence d’arbres et d’espace.
L’image figée ne rend compte en rien des multiples murmures de la vie de cet endroit ; pareille à une photographie, elle tait les bruits de ces fameuses arrière-cours, théâtre d’intimités croisées.
Pourtant, la mélodie d’un morceau de musique classique, la toux grasse d’un invisible, le bruit d’assiettes déplacées, le battement d’ailes d’un pigeon et, au loin, le ressac permanent de véhicules s’échappent jusqu’ici. Cette bande sonore se projette dans le quotidien des autres, rythme le film du jour, un scénario incertain qui semble le plus souvent construit de dialogues inachevés.
L’encadrement de la fenêtre assermente un temps à l’arrêt que les traces de peinture écaillée sur les volets semblent démentir. Pas vraiment blanche, cette peinture, un mélange de blanc et de jaune qui s’étale, sale et graisseux, trahissant l’activité humaine.
Depuis le début du confinement, ce décor est presque l’unique point de vue sur la vie, et les vitres en contrebas deviennent des ouvertures sur un ailleurs. Ici, une ombre passe devant un lit défait. Là, un homme est avachi devant un bureau, quelques fenêtres plus loin, une mère de famille échevelée est debout dans sa cuisine. Avant la pandémie, ces instants de vie étaient ignorés. Au quotidien, il n’y avait qu’une vision monocorde des rectangles de verres, empilés les uns sur les autres, des marqueurs d’étages.
Aujourd’hui, chaque mouvement derrière une fenêtre est une nouvelle photo, une invitation à la rêverie, à l’imaginaire. Chaque encadrement devient une ouverture sur l’autre, celui que l’on ne voit plus dehors et dont le pas pressé d’hier disait la vie. L’immeuble d’en face est devenu un champ de vie qui dévoile les murmures d’un monde plongé dans le silence.