« L’ENFANT DE SCANNO » DE MARIO GIACOMELLI
Adrienne Arth
Visage sérieux. Mains dans les poches, au centre de la photo, un enfant.
Derrière lui deux femmes avancent, devant lui deux femmes passent.
À l’arrière droit, confondues au mur, trois, quatre silhouettes, de femmes toujours, comme un chœur, semblant se diriger vers un chemin qui monte.
Elles sont toutes vêtues de noir. D’un noir intense.
« L’enfant de Scanno » est le titre de la photo.
Scanno est un village des Abruzzes, en Italie. Mario Giacomelli y passa une journée en 1957. Ébloui par les blancs des murs et les vêtements noirs des habitants, il photographie. Il y retournera une fois en 1959 et tirera de l’ensemble un récit : la série « Scanno ».
L’enfant est de face, les yeux grands ouverts. On devine l’œil aigu, curieux, elles voient le photographe, de celles qui descendent à l’arrière de l’enfant. En avant-plan deux femmes, yeux baissés.
Trois directions, trois chemins, l’un qui monte, l’autre qui s’enfuit vers la droite. Le troisième vient sur nous, se projette vers nous, passant entre les deux femmes vers l’œil du photographe et/ou celui du spectateur.
L’enfant marche, mains dans les poches, le col blanc de sa chemise ouvert, le pied droit légèrement levé, le visage à la fois attentif et rêveur, pensif et indifférent, présent et à lui-même, dehors et dedans. Et en même temps nous regardant le regarder.
Chez Mario Giacomelli, toujours les enfants nous regardent comme une question.
Le haut de la photo est clos par une grande bâtisse. Nombreuses fenêtres. Draps qui sèchent. Le chemin qui monte à gauche est abrupt. Il sent la peine, la sueur. Il clôt lui aussi la photo.
Sur le sol, terre battue, puis pavés où passent les deux femmes du premier plan. Un sol rêche, épais.
Les femmes bruissent. Elles vont, viennent, arrivent, dessinent l’espace. Chaussures lourdes, écharpes, manteaux noirs, foulards noirs, mains cachées. Visages flous, l’un âgé, les autres indéterminés. Quelque chose sourd du labeur, de la vie rude, mais rien n’est misérable. On sent le froid, les membres gourds.
Sauf l’enfant. Oreilles dégagées, grandes autour du visage. Cheveux aplatis en pointe vers le front. Figurine ou santon posé au centre, comme un étonnement ou à contrario une falsification, il fait signe.
L’enfant n’a rien à voir avec les femmes, pourtant tout dit qu’il vient du même monde, qu’il est le même que les femmes qui l’encadrent, lui donnent sa taille. Étranger dans la photo, étranger par la pose, l’habit, le regard. Pourtant le même par l’habit, le regard. Appartenant à ce monde, n’en sortant pas, mais comme « autre ». Il est au centre de la photo et au centre des chemins. Avançant, venant à nous. Presque nous dépassant.
La photo est composée en triangles dont l’enfant est ou la pointe ou le centre. Christique.
Ramassant, clouant la scène.
Si on l’efface, la photo, floue, granuleuse, fermée sèchement par le mur du fond, devient quotidienne : silhouettes de femmes, dans un village de montagne, dont l’une, mains dans les poches, est absorbée par le sol où elle pose les pieds. La vie est à son cours. Immuable. Le temps. Son usure à nos carcasses et son indifférence.
L’enfant fait-il partie de la photo où est-ce un montage de deux négatifs ?
On peut le penser, la construction le suggère. Et qu’importe, Mario Giacomelli jouait avec l’image, la manipulait, intervenait sur le négatif, celui-ci, n’étant pour lui qu’un point de départ de l’image finale. Son désir, n’était ni de documenter, ni de décrire, ni d’illustrer, pas plus que de séduire, mais d’utiliser des possibilités techniques à des fins expressives.
L’enfant donc, au centre, officie, à la fois léger et lourd, fixé, irréel, déjà mort. Sa forme évoque un cercueil. Comme un fantôme, un revenant ou un ressuscitant, comme prêt à sortir de l’image, mais enserré dedans, prisonnier, nous contemplant depuis un « ailleurs », ailleurs double s’il n’appartient pas à la photo, ramassant en lui-même tout l’espace et le temps comme un pieu. Il regarde tandis que les silhouettes semblent soudainement s’enfuir et c’est une présence, austère, silencieuse, mentale. Une voix.
Adrienne Arth
Mario Giacomelli, peintre, photographe et poète italien né en 1925 et mort en 2000 à Senigallia est l'une des grandes figures de la photographie européenne. Typographe de formation, il a développé un goût pour l'effet graphique qui aura un rôle primordial dans son travail photographique. Remarqué très tôt par le Musée d’Art Moderne de New York il a été récompensé par de multiples prix et a acquis une renommée internationale grâce à des expositions en Europe, aux Etats-Unis et au Japon.