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THOMAS RUFF, UN PHOTOGRAPHE SANS APPAREIL

Catherine Raspail

C’est une première en France. Le MAMC+ (musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole) a consacré une rétrospective à Thomas Ruff, photographe allemand né en 1958 et ancien élève de Bern Becher à Düsseldorf. C’est un regard complet sur sa pratique, une démonstration de sa recherche permanente. Thomas Ruff, artiste-chercheur, fasciné par les différentes techniques photographiques, historien à sa manière, construit son œuvre, déterrant les images et les technologies du passé et les combinant avec les outils contemporains.
Alexandre Quoi, commissaire de l’exposition, a choisi de présenter une centaine d’œuvres issues de 17 séries en suivant la chronologie des procédés photographiques, des pionniers du XIXe à nos jours. Le titre, Méta-Photographie, choisi par le commissaire, est un clin d’œil au terme actuel ; c’est une photo au carré. Bien que s’approchant de la photo conceptuelle par la technique et le procédé, la photographie de Ruff s’insère dans une démarche d’interrogation. C’est une « photo de photo » qui n’en est pas une véritablement. Thomas Ruff refabrique une photo qui existe déjà et nous donne à voir une photo manipulée, transformée, à distance de l’originale. Dans une déconstruction-reconstruction, le photographe emprunte aux artistes du passé comme Man Ray, aux scientifiques et à leurs techniques (police, militaires, astronomes).
C’est par la série Bonfils que débute l’exposition. Thomas Ruff acquiert en 2021 des reproductions des années 1870 de la Maison Bonfils de Beyrouth. À travers cette série, Ruff s’interroge sur le medium photo. Instrument de connaissance pendant la période coloniale, base de travail des anthropologues et des ethnologues, ces photos, revues et corrigées à travers le prisme post-colonial au XXIe siècle s’avèrent être des éléments de contrôle, de démonstration de la force de l’occident.
En intervenant sur les négatifs sur verre d’origine, en tirant de nouveaux négatifs et en modifiant le format (agrandissement), Ruff propose une relecture critique de l’Histoire. Il pose un regard politique sur le pouvoir des images : qui photographie ? Que photographie-t-on ? Quand ? Comment ? Et pourquoi ?
Plus loin, au sein de la série Negative commencée en 2014 et toujours enrichie, Alexandre Quoi a sélectionné les photos tirées des expériences chronophotographiques d’Étienne-Jules Marey. Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, la science légitime la photographie. Ruff s’intéresse à ce champ de la photo scientifique ainsi qu’au matériau premier de la photo argentique : le négatif. Qu’est-ce qu’un négatif ? Pourquoi le cache-t-on ? Sur son ordinateur, Thomas clique et par un petit subterfuge technique, il affiche « positif » / « négatif » successivement, à l’infini. Plus qu’un geste ludique, cette inversion soudaine des tons et des valeurs est puissante : elle change notre perception. Nous sommes au cœur du sujet : on peut donc transformer le négatif et, sans négatif, il n’y a pas de photo.
Plus loin encore, nous découvrons des photos de la série Flower.s. Empruntant au regard scientifique que Karl Blossfeldt posait sur la nature en documentant son matériel pédagogique de répertoires de formes, Thomas Ruff expérimente une autre technique employée depuis le milieu du XIXe : la solarisation. Il utilise des moyens contemporains : aucun hasard, l’artiste contrôle chaque étape jusqu’à son choix du papier abîmé et ancien.
La série Fotogramme (2012 à aujourd’hui) dévoile une autre fascination du photographe : les photogrammes des années 20. Il crée une version contemporaine de ces photographies sans appareil. Grâce à sa chambre noire virtuelle et un programme de 3D, il imprime les images obtenues, parfois exposées à une lumière colorée, au format qu’il décide (255X185 cm par exemple). Hommage à Man Ray ou Moholy-Nagy, il s’aide de la lumière et de techniques contemporaines pour donner sa version de « la photographie sans appareil ».
Les photographies de Zeitungsfotos sont un clin d’œil à la classe de Gerhard Richter. Indexer le monde et fabriquer sa propre Histoire de la photographie. Thomas Ruff a toujours collectionné beaucoup d’images. Quand elle l’interpelle, il découpe la photo dans un journal et la coupe de sa légende. Il raconte alors le monde à tous de façon subjective, exposant ces images sans titre ni explication, reproduites en en doublant le format. Ces photos de presse de piètre qualité (le papier, les noirs…), pauvres dans leur définition, sont retenues par l’artiste comme témoins, manière d’informer. Thomas Ruff s’intéresse à la diffusion de ces images, à leur circulation. Regard politique de l’artiste sur ce qui subsiste de l’image lorsqu’elle est extraite de son substrat. Thomas Ruff est un artiste qui prend position : actif récemment sur Instagram, il utilise certaines images de propagande en les détournant afin d’affirmer son propos.
La série des Porträts a débuté lorsqu’il était directeur artistique du groupe musical EKG dont il réalise les portraits. S’en est suivie une interrogation : comment faire du portrait ? Il photographie ses proches à qui il demande de « venir comme vous êtes » et de n’afficher aucune expression. Dans une Allemagne non réunifiée où le contrôle de l’image subsiste, il choisit délibérément de faire des photos de passeport dont l’intensité tient au format choisi : le plus grand papier photo disponible, 210X165 cm.
La série Substrate (2001 à aujourd’hui) est un commentaire sur la peinture abstraite où la couleur dessine la forme. Résultats de compression de mangas porno, Ruff donne à voir des images « bêtement belles », vides de sens. Il nous met face au néant visuel qui envahit internet où les images pléthoriques ne sont bien souvent que des constructions virtuelles.
La série jpegs affiche le tournant du numérique. En surfant sur internet, Ruff balaye les phénomènes du monde. En jouant avec le flou et le net, Thomas Ruff exacerbe et rend visible la dimension du pixel. Mettant en scène une technique contemporaine (les jpegs), Ruff crée une encyclopédie visuelle du monde en interrogeant les caractéristiques des images médiatiques.
La série Nudes est générée par les débuts des échanges sur internet, notamment via les sites pornographiques. Ruff s’intéresse à ces images de très mauvaise qualité, au niveau de résolution très bas. Il efface les pixels par un flou et tout en utilisant des techniques de brouillage, en modifiant la coloration, en agrandissant les images, de photographe, il devient peintre. Ces images trash, triviales sont magnifiées : il en fait un nu du XVIIIe siècle.
Préoccupé par la frontière entre le réel et le virtuel, entre la pseudo-objectivité et la reconstruction d’un réel qui n’existe sans doute pas, Thomas Ruff prend position. Dans la série press++, le photographe utilise des photos de presse en noir et blanc de 1930 à 1980 dont il scanne et fusionne le recto et le verso en les imprimant en grand format (230-260X185 cm). À travers une photo hyper-esthétisée, Ruff couvre tous les domaines du reportage journalistique (politique, société, sciences, culture, mode). Ce travail de plasticien porte en lui des propos critiques sur l’utilisation de l’image à des fins politiques.
En 2022, Thomas Ruff voit arriver le retour des conflits, le retour des blocs.
Nul doute que le photographe engagé, utilisant la retouche et le choix du format, saura diriger nos regards sur la sourde violence du monde.

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