MISSIVE
Dunia Ambatlle
Paris, 0ctobre 2014
À Monsieur le directeur éditorial,
Je reprends aujourd’hui la parole pour vous écrire après près de 35 ans de silence.
Mon image a disparu, cependant, mon nom, mes mots, sont restés dans les mémoires, du moins je veux le croire. Images et mots, voilà mon propos. En effet, votre magazine, dont le drôle de nom s’impose à moi comme une impossible réalité, votre magazine, disais-je, privilégie sans nul doute l’image, et ne semble vouloir retenir de la création humaine, en ce début de siècle, qui d’ailleurs m’est étranger, que ce type de langage plastique. C’est donc un regret de ma part, bien plus qu’un reproche que je vous adresse par la présente. Censurez-vous consciemment les mots et les phrases ? Je ne puis me taire, et comme je l’ai si souvent fait au cours de mon existence, je tenais à vous exprimer mon étonnement, voire ma déception, face à un choix, qu’il soit arbitraire ou volontaire. Certes, je n’appartiens plus à votre époque. Certes, les intellectuels, dont je me flattais de faire partie, paraissent aujourd’hui, pour la plupart, s’éloigner des sursauts et des tremblements de l’Histoire. Écrire, parler, s’engager ne semblent plus de mise…
Et pourtant, les mots justes, les réflexions construites, un seul cri même, peuvent influencer, j’en suis certain, le cours des événements. L’image le peut-elle ? J’étais l’homme des Mots. Ce sont eux qui m’ont construit. L’inertie de l’image statique qui ne déroule ni pensée, ni analyse, ne m’a jamais touché. La peinture m’a laissé indifférent et, Castor pourrait vous le dire, j’ai détesté les musées. Quant à la photo, elle n’était pour moi qu’un outil de pure information. Un art ? Je ne me suis pas réellement posé la question. Une photographie ? Un tableau ? Certes, voilà l’impact, l’émotion immédiate, primaire. Mais n’est-ce pas également la paralysie de l’esprit, le pouvoir absolu d’un seul point de vue ?
En revanche, la phrase ouvre sur le mouvement, une dynamique, un déferlement Incessant et capable de transformation, d’adaptation, celui d’un univers individuel, unique et, par conséquent, libre. Imagination versus Image ? Je reste l’homme des Mots. D’aucuns, féroces, expliqueront mon refus de l’image par mon apparence physique. Oui, j’étais laid ! Malgré une mère aimante, et donc aveuglée, qui a toujours nié cette évidence. Oui, je louchais ! L’asymétrie de mon regard a pu faire sourire les uns et m’a procuré un certain « caractère » pour les autres. Oui, j’étais petit ! Trop petit, même à mon époque. L’image refusée de mon corps explique-t-elle un refus de l’Image dans son ensemble, de toutes les images ? L’enfer ne résiderait donc pas uniquement dans le regard des autres, mais dans celui que l’on porte sur soi-même… Peut-être, Monsieur le directeur éditorial, peut-être… Et pourtant, dans les mots, au cœur de tous les mots, réside la possibilité inouïe de « l’imaginaire ».
Sachez que je n’attends aucune réponse de votre part, je suis désormais injoignable. Cependant, malgré nos différends, je vous salue cordialement.
Dunia Ambatlle pour Jean-Paul Sartre »