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LE CORPS PAR LE PETIT BOUT DE LA LORGNETTE

Georges Dumas

Depuis plus de dix ans maintenant, Louis Blanc se prend lui-même en photo dans le plus simple appareil, en noir et blanc, et pourtant, malgré ces dizaines d’autoportraits, on serait bien en peine de savoir quelle tête il a. Quelle tête il a vraiment. Les indices ne manquent pas : on sait, car on le voit, qu’il a les cheveux grisonnants voire blancs, qu’il porte une barbe de plusieurs jours, que son front se ride facilement, qu’il a l’œil sombre (il n’est pas certain qu’il possède plus qu’un œil), mais quant à avoir une idée simple et synthétique de son visage, un portrait normal si on préfère, autant oublier tout de suite : l’homme ne se dévoile que par fragments.
Ce que sa série cORpuS montre, c’est un homme privé de son intégrité, non à cause d’une intervention extérieure, mais de par sa propre mise en scène. On en voit parfois beaucoup, on en voit souvent très peu. Un pied et deux mains peuvent à eux seuls occulter le reste du corps, en partie ou en totalité, selon l’angle choisi et le propos tenu par l’artiste. Presque toujours, ce qui est montré cache et ce qui est caché déstabilise par son absence. En s’observant par le petit bout de la lorgnette, en grossissant démesurément certains détails, Louis Blanc s’écarte de toute représentation objective et propose un corps incomplet, évanescent, déformé voire monstrueux.
Avant de le montrer, Louis Blanc façonne patiemment le monstre qu’il est. Il s’agit d’une construction laborieuse, où l’angle parfait est recherché à tâtons, ce qui implique autant une maîtrise de la profondeur du champ photographique qu’un sens aigu de la performance corporelle. Le monstre ne surgit pour intriguer, surprendre ou émouvoir que s’il est saisi selon tel point de vue particulier, car le monstre est une construction du regard, pas une réalité matérielle. Cette construction du regard, Louis Blanc en a tiré une grammaire singulière et immédiatement identifiable, de par le choix exclusif du noir et blanc, du format carré et d’un cadrage centré.
En choisissant la partie plutôt que le tout, le détail plutôt que l’ensemble, l’insolite plutôt que le réaliste, Louis Blanc évite l’écueil du narcissisme qui est parfois attaché à l’exercice de l’autoportrait. Ce n’est pas lui-même qu’il offre au regard du spectateur, c’est une glaise humaine qui semble malléable à l’infini, ce corps nu que nous avons tous en partage et qui offre une infinité de positions et de points de vue, ce corps dont le moindre détail peut raconter une histoire, ce corps qui, pour peu qu’on sache bien le regarder, demeure un sujet d’étude inépuisable.

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Louis Blanc présentera plusieurs pièces de sa série « Corpus » lors de la Biennale Internationale de Photographie Nicéphore+ dont Corridor Eléphant est partenaire. L’édition 2022, qui se tiendra à Clermont Ferrand du 8 au 29 octobre, a pour thème : « Le Corps fragmenté ».
Pour plus d’information : https://www.festivalphoto-nicephore.com/

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