top of page

L’ÉCOCIDE DE PAPIER

Georges Dumas

Quel point commun y a-t-il entre les autodafés nazis, la destruction des Bouddhas de Bâmiyân par les Talibans en 2001 et les attaques à la soupe contre Les Tournesols de Van Gogh ou à la glue contre La Jeune Fille à la Perle de Vermeer par des militants écologistes ? Et non, perdu, ce n’est pas l’humour ! Il s’agit plutôt d’un fanatisme idéologique qui, selon une logique tout à fait cohérente, estime qu’un monde ancien doit être renversé et remplacé par un nouvel ordre en pratiquant la politique de la tabula rasa. Un fanatisme totalitaire qui édicte que tout est mauvais dans l’ancien régime et que tout, absolument tout, doit être effacé au profit de nouvelles règles. Et dans cette optique, le premier geste à accomplir est un geste de destruction de la culture, symbole du temps long, du passé, des racines et de la permanence qui marquent une civilisation. Pour sidérer l’ennemi, rien ne vaut un attentat contre l’esprit, une attaque contre l’intelligence. Et de ce point de vue, les militants écolos sont passés maîtres en la matière, multipliant les actions spectaculaires et médiatiques, les deux adjectifs étant indissolublement liés dans une société du spectacle dont il est difficile de savoir si elle en est à son stade ultime ou seulement à sa vigoureuse maturité.
En toute logique, une des prochaines cibles de la radicalité écologiste devrait être le monde de l’édition et de la presse papier en tant que complices de l’exploitation mortifère des arbres. Car, oui, il n’y a pas que fumer qui tue, lire tue aussi. Des arbres. Et c’est insupportable, c’est affreux, car même si les arbres abattus pour produire de la pâte à papier sont généralement replantés, on aurait pu éviter leur meurtre, surtout à une époque où on peut avoir accès à tout, images comme textes, à travers des écrans et la dématérialisation. Les idolâtres du papier n’ont donc aucune excuse ni aucune justification à fournir quant à la perpétuation de l’invention de Gutenberg à une ère où on peut lire et voir sur les panneaux d’affichage, sur son smartphone ou son ordinateur, en attendant l’implant intraoculaire voire la puce neuro-cérébrale. D’ailleurs, sans aller jusqu’à cette dématérialisation rendue possible par la technologie, on rappellera qu’une autre dématérialisation, au moins pour les mots, existe depuis toujours, qui s’appelle la mémoire et que Fahrenheit 451 a très bien mise en scène.
Dans ces conditions, comment peut-on encore publier des livres en 2023 ? Comment peut-on se rendre complice d’un écocide en continuant à acheter du papier ? Pour la génération Z, qui n’a pas connu la photographie argentique, qui a tété l’éco-anxiété au biberon médiatique et scolaire depuis l’âge le plus tendre, qui croit que l’énergie nucléaire dégage autant de CO2 que le charbon et pour qui sobriété énergétique et décroissance sont des évidences, cette complicité est impardonnable et mérite châtiment. On ignore encore quel sera son mode d’action pour sanctionner les contrevenants, autodafés dans des bibliothèques, attaques à la bûche d’éditeurs pendant les salons littéraires, incendies de librairies, etc., mais il ne fait aucun doute que, plus que jamais, les éléphants vont raser les murs dans les couloirs, avec peu de chance de passer inaperçus. Ne parlons pas des pachydermes qui s’entêtent à sortir des monographies de photographes inconnus ou vaguement émergents, leurs jours sont comptés. Pour preuve, vous venez de lire ce texte sur un écran au lieu d’aller dans la librairie du site pour acheter un des nombreux titres qui ont contribué à la transsubstantiation d’un arbre en livre de photographie signé et numéroté. Vous me faites peur.

bottom of page