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ALBERT KAHN : DOCUMENTER LE MONDE

Catherine Raspail

Albert Kahn : documenter le monde

Fils d’un marchand de bestiaux, Abraham Kahn naît en 1860 dans le Bas-Rhin bientôt annexé par l’empire allemand, comme toute l’Alsace-Moselle.
Poussé par le désir de découvrir et d’entreprendre, il part à Paris à l’âge de 16 ans et devient Albert.
Du magasin de confection où il travaille, il est embauché comme commis à la Banque Goudchaux, passe fondé de pouvoir et finit associé. Il monte sa propre banque à 38 ans.
Cela ne le comble pas : « La réussite en affaires n’est pas mon idéal ». Il reprend des études et sera le premier élève de Bergson à l’ENS. Ce sera l’amitié de toute une vie.
Son projet philanthropique se dessine. Il s’intéresse aux questions politiques et sociales, installe des lieux de réflexion et de débats au service de la connaissance. Il milite pour le rapprochement entre les peuples.
Sa propriété de Boulogne-sur-Seine (actuelle Boulogne-Billancourt) sera sa résidence, un campus, un laboratoire, un lieu d’expérimentation, de production et de diffusion de ses idéaux.
En favorisant le décloisonnement disciplinaire, AK cherche à appréhender l’humanité dans toute sa complexité.
En 1909, il lance son projet d’inventaire visuel du monde : Les Archives de la Planète.
De 1909 à 1931, Albert Kahn envoie une dizaine d’opérateurs dans une cinquantaine de pays afin qu’ils ramènent des reportages sur l’état des peuples, des sociétés, des cultures locales, de l’architecture, des dégradations de l’Homme (après la guerre de 1914-18, par exemple). Tout cela est réalisable grâce à deux inventions récentes : le cinématographe et l’autochrome.
Albert Kahn souhaite « documenter le monde », imprimer les transformations de son temps.
Son projet global s’ancre dans une forte conscience des bouleversements d’alors : « La photographie stéréoscopique, les projections, le cinématographe, voilà ce que je voudrais faire fonctionner en grand afin de fixer une fois pour toutes, des aspects, des pratiques, et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps. »
Le mouvement et la couleur enregistreront tout. Ou presque.
Il engage Jean Bruhnes, initiateur de la géographie humaine, comme directeur scientifique. Celui-ci suivra comme méthodologie l’enregistrement classifié des traces de l’activité humaine sur le globe. Albert Kahn est plus « ethnologue ». En 1913, Bruhnes tente une synthèse de « dossier de l’humanité prise en pleine vie, au commencement du XXe siècle ». La photographie en couleur et le cinéma sont les moyens retenus par Albert Kahn pour conserver une « empreinte » mémorielle du réel, conserver « vivants quoique disparus » tous les « phénomènes d’intérêt général. »
Kahn espérait que les générations futures puissent se nourrir des « enseignements que comporte le tableau direct de l’évolution. »
Le krach de Wall-Street en 1929 mettra un coup d’arrêt à l’ensemble de son action.



- 2 - Albert Kahn : un musée d’images

Rachetée par le département des Hauts-de-Seine en 1968, l’ancienne propriété protéiforme d’Albert Kahn a rouvert ses portes en avril 2022 après 5 ans de travaux : 8 bâtiments ont été rénovés, 3 maisons japonaises traditionnelles restaurées, 2 300m² de nouveaux bâtiments construits, le tout sous l’œil et et le crayon de l’architecte Kengo Kuma inspiré par la relation qu’entretenait Kahn avec le Japon.
Nouvelles structures et restauration respectueuse au cœur d’un « jardin-monde » définissent le nouveau musée d’images tourné vers les questions de société.
La célèbre collection photographique et cinématographique, Les Archives de La Planète, est ici conservée, diffusée et valorisée.
Le projet architectural s’inspire de l’Engawa, architecture traditionnelle japonaise. Cela désigne un espace limitrophe entre intérieur et extérieur. Bois, bambou, métal, la réinterprétation de cet élément se développe sur l’ensemble des bâtiments rénovés tissant un lien entre les différents éléments du site tout en offrant une cohérence au tout.
AK allait au devant du monde et le faisait entrer dans son laboratoire de Boulogne pour mieux le diffuser à l’extérieur et en imprégner les élites internationales, ses contacts.
Kengo Kuma ouvre un passage entre le dedans et le dehors, la ville, le musée et le jardin.
La scénographie a pensé le dispositif du mur inventaire : passé l’entrée, le visiteur découvre face à lui le gigantesque mur de plus de 2 000 autochromes reproduits au format d’origine (9X12 cm).
Au cœur des Archives de la Planète, à l’intérieur de niches, les milliers d’images fixes et animées sont décryptées pour mieux comprendre le contexte de production.
A La Fabrique des Images, on découvre le matériel employé par les opérateurs, le fameux autochrome et le cinématographe, inventions des frères Lumière, les conditions de leurs missions sur le terrain, le parcours de quelques explorateurs.
La Salle des Plaques et le cabinet de projection est le lieu de conservation originel des plaques. On peut assister à une séance de projection telle qu’Albert Kahn en organisait. C’est aussi un écrin pour la création contemporaine : un.e artiste sera invité.e à produire une œuvre autour de l’idée d’archive et d’inventaire.
Dans sa tentative ambitieuse de « rassembler le monde », Albert Kahn anticipait notre « village planétaire ». Aujourd’hui, ses propos résonnent avec les enjeux de notre monde contemporain. Ce musée, devenu lieu d’éducation à l’image par l’image, se tourne désormais vers les problématiques sociales, sociétales, esthétiques ; entre contextualisation historique et rénovation contemporaine.

Ce qui fut un projet d’influence du XIXe siècle est devenu un projet de partage pour le XXIe.

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