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PROUESSE INACTUELLE

Georges Dumas

On entend souvent dire que dans un voyage, ce n’est pas le but qui importe, mais le chemin que l’on emprunte. Il est douteux que Georges Rousse fasse sienne cette maxime d’âme errante, quand bien même le chemin artistique qu’il parcourt pour accomplir ses œuvres constitue une démarche passionnante : en effet, ce qu’il offre au regard des spectateurs et ce qui reste de son travail, c’est un cliché qui est le point final d’une opération technique qui prend entre 4 et 15 jours. Ici, ce qui compte, c’est bien le but du voyage, qui cristallise en un instantané des heures de labeur pour sculpter l’espace et le réduire en apparence à une surface plane. Tout tend vers cette issue, vers cette vérité éphémère immortalisée par un tirage.

Lorsque je lui ai demandé comment il se qualifiait en tant qu’artiste, Georges Rousse n’a pas hésité une seule seconde et m’a livré une réponse claire et nette : il est photographe. Peu importe qu’il puise en partie aux sources du Land Art, qu’il investisse les lieux comme nombre de street artists à l’affût de bâtiments abandonnés souvent voués à la destruction ou à la réhabilitation, qu’il utilise la peinture pour transformer les endroits où il intervient et qu’il recoure à l’occasion à des techniques propres aux installations, ajoutant, découpant, sciant ou tordant des éléments pour construire l’espace selon son souhait, Georges Rousse est photographe et c’est ainsi qu’il veut qu’on le considère et qu’on se souvienne de lui. Le cœur de sa démarche, c’est de saisir l’esprit d’un lieu amené à disparaître, un esprit dont il se pénètre avant de commencer à l’aplanir géométriquement. Éphémère et identité, deux substantifs constitutifs du médium photographique. Hors de question d’appliquer le même procédé, la même figure ou la même couleur à tous les lieux transformés par l’artiste : avant toute intervention, il investit le lieu en profondeur pour en capter la particularité, le caractère propre. Simplicité, grandeur, densité, vide, solennité, histoire, âme sont autant de traits sous-jacents qui doivent être perçus avant que la forme adéquate s’impose pour « réparer » le lieu et lui conférer une aura visible de tous. Une étoile ne dit pas la même chose qu’un disque ou un carré, un triangle qu’un pentagone ; le bleu ne vibre pas comme le vert ou le doré, ni le blanc comme le rouge. Georges Rousse a passé l’âge des exercices de style, ses interventions sont respectueuses des endroits où elles ont lieu, la transformation comptant autant que le témoignage.

Si Georges Rousse revendique d’être photographe, c’est aussi parce que la chambre grand format qu’il utilise pour réaliser ses clichés est dans le même temps le point de départ de la transformation de l’espace. Une fois l’esprit du lieu saisi et après mûre réflexion, la chambre est posée à un endroit précis et c’est à partir de l’image qu’elle renvoie sur le verre dépoli que l’œuvre va se construire, que l’espace va être sculpté, que la géométrie va être projetée suivant les règles et les calculs minutieux de l’anamorphose. L’appareil photo est donc l’alpha et l’oméga de l’œuvre, la source de projection de l’image avant d’en devenir le point de captation. Tout se fait in situ, dans un constant va-et-vient entre l’espace à sculpter avec la peinture et son reflet prémonitoire au dos de la chambre ; la réalité figurative du lieu arrive sous forme d’image aplanie, permettant au néo-suprématisme de l’artiste de venir se superposer à elle dans une vision strictement bidimensionnelle à l’état de virtualité. Toute la prouesse technique consiste à concrétiser cette image encore virtuelle et à reporter dans l’espace tangible du lieu le cercle, le carré ou le triangle dessiné sur le verre dépoli, à l’aide de marques et de repères qu’on vient ajuster au fur et à mesure. Pendant plusieurs jours, c’est un jeu complexe mêlant peinture, architecture et photographie qui se met en place avec pour seul objectif de plier la réalité à l’idée selon un point de vue unique. Et le résultat est aussi bien conceptuellement que visuellement vertigineux : c’est comme si Malevitch avait décidé d’appliquer ses théories au monde réel et d’aplatir l’espace pour en faire le nouveau support de ses formes géométriques pures.

Demeure une question, que j’ai posée à Georges Rousse en d’autres termes parce qu’elle m’embarrassait moi-même : ce travail époustouflant est-il pertinent à l’heure de Photoshop et d’Instagram, à l’ère du zapping et du déficit d’attention aigu, à l’époque du deep fake et de la contrefaçon généralisée ? Ces anamorphoses photographiées ne sont-elles pas devenues une prouesse inactuelle ? L’artiste est conscient du problème, puisqu’il organise de temps en temps des visites des lieux qui servent à ses œuvres afin que le public saisisse bien que son travail n’a rien d’une manipulation numérique. Pourtant, il tient par ailleurs au côté éphémère de ses « installations », car à ses yeux, ce qui compte, ce qui constitue son œuvre artistique, c’est le but du voyage, le bout du chemin et lui seul : le cliché final, qui synthétise toute la démarche en une vision unique. Il estime que les tirages sont suffisamment grands (et de fait, ceux qui étaient exposés à la galerie Graf Notaires où notre rencontre a eu lieu étaient grands voire gigantesques pour certains) pour que le spectateur rentre de plain-pied dans l’image, s’immerge en elle et perçoive qu’il est face à une œuvre purement photographique et non à un décor photoshopé. J’aimerais en être sûr, mais j’avoue avoir un petit doute, à tout le moins pour ce qui concerne la perception d’une personne qui verrait les clichés de Georges Rousse pour la première fois sans rien connaître de sa démarche.

Une fois cela dit, le problème de la réception d’une œuvre par le public n’a rien à voir avec la force de l’œuvre elle-même, et ce qui est éventuellement inactuel aujourd’hui peut tout à fait devenir intemporel demain, comme les considérations de Nietzsche par exemple. En fait, le seul regret que j’aie à l’égard du travail de Georges Rousse est son attachement inflexible au côté éphémère des transformations qu’il impose aux lieux qu’il immortalise. En effet, si j’ai été happé et conquis par les tirages qui étaient présentés lors de l’exposition à la galerie Graf, je crois quand même que mon moment préféré a été celui où j’ai cherché le point exact où il fallait se positionner pour voir l’anamorphose jaune qu’il avait réalisée in situ dans un petit couloir blanc. Georges Rousse est un homme de petite taille et il m’a fallu plier les genoux pour voir cette sculpture spatiale comme il faut. Cette flexion des rotules et cette tension des cuisses nécessaires pour faire apparaître la figure géométrique dans sa perfection transforment la contemplation de l’image en une expérience totale où on ressent dans sa chair les trois dimensions d’une figure qui essaie de faire croire qu’elle est plane. Et ça, c’est vraiment unique.

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