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LA MEMOIRE N’OUBLIE PAS

Catherine Raspail

Saint-Germain-des-Prés, un soir de pluie.
Alban, violoniste renommé, s’abrite des regards sous un large parapluie noir ailes de corbeau. Il se dirige d’un pas ferme vers l'Écume des Pages, désormais sa librairie préférée depuis la fermeture de La Hune. Sous le grand store vert et blanc, il marque un temps, replie son parapluie qu’il secoue, prenant garde à ne pas éclabousser les présentoirs de cartes postales ; puis il scrute un à un les livres présentés dans les vitrines.
Il cherche Un livre, Un auteur, celui qui sait écouter l’âme des violons et parler du silence qui succède à la musique.
Il pousse la porte de la librairie et sait déjà qu’il ne ressortira pas sans ce roman : Âme Brisée de l’écrivain japonais Akira Mitsubayashi. Hanté par la critique entendue sur France-Musique quelques jours plus tôt, il est avide de lire ce que cet auteur sensible peut transmettre, juste avec ses mots, de la passion engendrée par la musique jouée sur un « simple » violon. Pressé, il demande au libraire le titre de l’ouvrage et ressort bien vite le sourire aux lèvres et le roman abrité de la pluie.
De retour chez lui, Schubert en fond sonore et une tasse de thé à portée de main, il ouvre le livre de la collection blanche et tourne les pages. Il comprend vite que le roman d’Akira Mitsubayashi est dédié à tous les fantômes du monde.
L’écriture aérienne, aux évocations délicates, est bercée tout au long des pages par la musique.
Rosamunde ou 13e quatuor de Schubert, la Gavotte en Rondeau de Bach puis le Concerto à la Mémoire d’un Ange de Berg, à la toute fin. Cet ouvrage, construit sur un double drame, évite toute lourdeur appuyée en s’inspirant du naturalisme du roman français et de la féerie des contes japonais.
Âme Brisée* est une parabole sur le pouvoir de la musique, de la mémoire, de l’amour. Dans une langue élégante, Mitsubayashi raconte l’histoire d’un enfant et d’un violon dont nous suivons le double destin.
Tout débute en Asie, à Tokyo, Japon, en 1938, à l’époque de la Période de Quinze Ans. Dans cette partie du monde, la barbarie militaire a engendré plus de 20 millions de fantômes.
Tout débute lors d’une répétition somme toute banale entre trois étudiants chinois et un professeur japonais, Yu. Amateurs passionnés de musique occidentale, ils se réunissent régulièrement au Centre Culturel. En pleine guerre, dans le contexte de la politique expansionniste de l’Empire, fréquenter des Chinois et jouer de la musique occidentale sont considérés comme « complot à l’égard du pays » et fait de vous un ennemi du Japon.
L’irruption soudaine de soldats interrompt la répétition, le violon de Yu est brisé par un militaire, le quatuor est embarqué. Dissimulé dans une armoire, Rei, le fils de Yu, onze ans, assiste à la scène. Il ne reverra jamais plus son père. Le lieutenant Kurokami qui le découvre, lui rend le violon de son père et referme les portes de l’armoire. Cette scène constitue la blessure première qui marquera Rei toute sa vie.
Akira Mitsubayashi raconte comment le fantôme du père, « échantillon » de tous les fantômes du monde, peut disparaître et aller jusqu'au bout de sa mort.
Ce roman au charme délicat, laisse place à l’amour, celui de la musique bien sûr, mais aussi celui du fils pour son père, celui de Rei pour sa compagne. Ils forment un couple complémentaire, lui, luthier, elle, archetière. Le violon a une tête, une âme, une table de secrets et ne saurait être joué sans son archet.
Mitsubayashi nous emmène dans les profondeurs de l’âme humaine : nous traversons la violence de la guerre, le deuil impossible mais aussi la transmission, la fidélité aux origines, l’amitié, tout cela sans chaos, sans vulgarité, sans l’odeur de la poudre ni du sang.
Alban est entraîné d’un bout à l’autre du livre par la musique de Schubert, par le parfum d’un thé vert, légers comme des fleurs de cerisiers portées par le souffle du vent.
La mémoire qui n’oublie pas engendrera un fantôme. Le Concerto à la Mémoire d’un Ange accompagne ses pas qui quittent enfin la scène.

Alban referme le livre et la beauté du silence qui suit la sonate de Schubert l’envahit. Il sait qu’il ne regardera plus son violon de la même façon et que son luthier deviendra le gardien de son âme. Sans doute sentira-t-il les fantômes errer autour de lui lorsqu’il jouera Rosamunde…


*Âme Brisée, Akira Mitsubayashi, Gallimard, 2019.

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