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L'AUTOPORTRAIT OU LE REGARD D'ORPHÉE ENTRE PARADIS ET ENFER - MAGDA SZATANEK SATANNECK

Jean-Paul Gavard-Perret

La photographie, la vie et la mort sont indissolublement liées chez Magda Szatanek. Et son questionnement les déplace continuellement. L'œuvre reste le témoignage d’un secret nécessairement indicible à jamais, d’une image se levant contre l’absence. Le tout entre attente, douleur, désir.

L'autoportrait devient ainsi politique,  fragment d’ordre philosophique, roman, et récit intime. Magda y témoigne de ce qui est aux limites du réel et de l’irréel dans les frontières entre l’histoire autobiographique et l’œuvre romanesque. En effet, pour elle, il y a lieu de se montrer parfois sous forme de fiction. Chaque série propose à ce titre divers types d' « expérience-limite », ou plus exactement de l’expérience éprouvée en tant que mère, amante, guerrière, soignante, etc. Ces photos d'où jaillissent l'amour comme parfois un certain désastre mettent forcément en jeu la connaissance de l’inconnu(e) et peut parfois rendre incertaine la démarcation entre la vérité et la fiction, l’autobiographie et la narration en images.

En conséquence l'autoportrait devient parfois un « dé-facement » et suscite chez le regardeur attentif de nombreuses réflexions tant sur la photographie que sur le sens de l'éros et de la vie. S'y pose la question de l'irremplaçable qui n'est pas forcément l'autre (à l'exception de l'enfant, il ou elle peut trouver un équivalent). De fait l'irremplaçable est l’indestructible dans l’espèce humaine. Mais plutôt que de mettre - même dans ses scènes de guerre - l’horreur de l’inhumanité de l’homme envers l’autre, la photographe place en avant la Résistance reformulée, relancée et déplacée en diverses situations.

À la manière d'Hölderlin, mais avec des images, elle devient la poétesse qui « fonde ce qui demeure ». Plus que « l’authenticité de l’exil » dont parle Levinas, elle retient ce qui demeure de chaque instant.  Car si la possibilité de la fiction photographique hante Magda elle crée par ses mises en scènes des témoignages véraces, responsables, sérieux, réels. C'est là peut-être la passion même de Magda et le lieu passionnel de la photographie comme projet de tout dire partout où elle est autobiographique.

Mais chez la créatrice l’autobiographie ne dépend pas simplement de la référence ou de la réalité, contrairement à ce que l’on croit. Au lieu de penser que la vie produirait l’autobiographie, le projet autobiographique lui-même pourrait produire et déterminer la vie. Les actions d'une telle créatrice seraient donc gouvernées ainsi par les nécessités de l’autoportrait. Celui-ci crée une structure de la pensée et de la vie. Il révèle la structure tropologique qui sous-tend toutes les connaissances, y compris la connaissance de soi.  Son intérêt dès lors n’est pas de révéler une connaissance de soi digne de foi mais de démontrer de manière saisissante l’impossibilité de la clôture et de la totalisation.

Magda photographe devient le personnage de son récit. D'où la relation problématique entre celle qui saisit sa propre image et celle dont elle raconte une histoire. C'est pourquoi chaque photographie de Magda possède un centre qui l’attire. Un centre à la fois non fixe mais fixe aussi. Elle s’expose ainsi à la dispersion sans fin. C’est comme si son regard de photographe était celui de son propre personnage. Elle est à ce titre presque une Orphée qui se perdrait dans la fascination de l’image et dans le sentiment d'en toucher un fond. Néanmoins ne demeure forcément et chaque fois que l’illusion de l’avoir atteint - c'est pour cela que la photographe risque toujours de se perdre dans l’insaisissable.

Mais pour elle créer un autoportrait c'est passer du « Je » au « Elle » et entrer dans l’interminable, l’incessant, le recommencement sans fin. Puisque se montrer revient à n'apparaître que partiellement. Non par ce que la photographe se dissimule sous un voile qui la couvre, mais parce que demeure le point forcément obscur vers lequel l’art, le désir, la mort, la nuit semblent tendre. Dès lors l'autoportrait est l’instant où l’essence de la nuit s’approche comme l’autre nuit. En Orphée, Magda veut le saisir. La créatrice fait donc face à l’impossibilité de sa tâche qui deviendrait la nostalgie du lointain souvenir du regard d’Orphée. À la recherche du moment où l'autoportrait absolu se réaliserait vraiment elle sait que chaque image captée reste toujours une provisoire instance.

Néanmoins Magda devient la maîtresse de l’imaginaire. Non parce qu’elle dispose de l’irréel, mais parce qu’elle met à notre disposition toute sa réalité. Pour elle l’imaginaire n’est pas une étrange région située par-delà le monde. Il est le monde que l'artiste tente de retenir en des moments fabuleux de divers types et tonalités. Dans ce but elle crée au fil du temps une œuvre où par l'autoportrait l’existence détachée d’elle-même est rendue significative.

Cette quête expose un parcours particulier. Il ne se laisse pas concevoir simplement comme survie. La passion y est mimée, répétée et déplacée. Et dans cette survivance désormais comme fictive tout savoir va trembler. Si bien que d'une certaine manière l'autoportrait est un sacrifice quasi christique.

Dans l'autoportrait et par la séparation du « Je » et du « Elle », la photographe et son modèle n’occupent pas en effet le même espace. Dès lors plutôt que le rêve nostalgique de la simultanéité imaginaire ou des extases temporelles n'y aurait-il l'attrait pour l’immobilité de l’éternité ?

Existe en effet chez Magda l’instant éternel de certains tableaux de Goya et de Manet. C’est aussi comme si, invraisemblablement, un pas au-delà s’effectuait entre le réel et l'irréel, entre la créatrice et son propre personnage. Elle se retrouve à sa place tout en gardant une certaine distance. Les deux sont entraînées dans un face-à-face qui se situe dans un processus de répétition et de déplacement. De la vie comme de la cruauté parfois subie, parfois consentie.

Le « Je » et le « Elle » sont aux limites du face-à-face ou du moment spéculaire, où il n’y a pas de certitude. Est-ce la photographe ou son portrait qui commence à réfléchir à sa situation ? S’agit-il d’un monologue ou d’un dialogue ? Qui serait la vivante et qui serait la morte - si comme le pense Barthes toute photographie est un arrêt de mort ?

À chaque instant, dans l'œuvre de Magda le passé et l’avenir restent en jeu dans l'instant de la rencontre, ce qu'il ferme, ce qu'il ouvre. Et que l'avenir dira - entre amour, amitié, extase, bataille. C'est peut-être l’ouverture sans fond où l’entendement se perd là où demeure tout de même un sentiment de légèreté. Pas n'importe laquelle : nietzschéenne.

Preuve aussi que nous ne sommes jamais nous-mêmes. Un « moi » n’est jamais en lui-même identique à lui-même, l'est-il dans sa réflexion spéculaire ? C'est une hypothèse. Le self reste au minimum une mémoire d’outre-tombe destiné à tous et à personne. Entre archive et expérience du présent et dans la hantise de l’avenir, la photographe et son double sont des spectres en marche, comme Orphée et Eurydice, Melville et Achab, Homère et Ulysse. Il y va de ce qui dépasse la connaissance - donc du secret de l’inconnu et de la cendre. Manière de maintenir la plénitude - jusque à l'heure de la fin commune - par le don du visage et du corps que Magda nous offre en martyre consentante, en princesse aguichante.

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